Tribune par le Collectif du 8 juillet
Il y a cinq ans, le soir du 8 juillet 2009, à Montreuil, la police nous a tiré dessus au flash-ball. Nous avons été touchés à l’épaule, à la clavicule, à la nuque, au front. Joachim, lui, a perdu un œil. La procureure avait requis le renvoi devant la cour d’assises d’un des trois policiers mis en examen et un non-lieu pour les deux autres. La juge d’instruction a finalement renvoyé les trois policiers devant le tribunal correctionnel.
Si ces derniers vont comparaître devant les tribunaux, ce n’est pas la règle.
Combien de familles endeuillées, de personnes mutilées attendent que la justice reconnaisse le tort qui leur a été fait, pour finalement se voir signifier un non-lieu ou une relaxe ?
Dans les quartiers, tout le monde connaît une ou plusieurs histoires d’une famille qui a perdu un fils et qui n’a reçu de la part de la justice que mépris et humiliation. Combien de personnes mutilées par un tir de flash-ball ont vu leur agresseur comparaître devant les tribunaux ? Deux sur trente-six, exactement. Combien parmi elles ont vu leur agresseur condamné ? Une seule.
Le procès qui s’annonce est trop rare pour que la partie civile ne s’élargisse, au moins symboliquement, aux autres victimes de la police et laissés-pour-compte de la justice.
Ce que certains appellent la hogra, ce mélange de silence et de déni de justice qui entoure les crimes policiers, s’élabore à différents niveaux de la société. Ce sont par exemple les policiers qui produisent de faux témoignages. La police des polices – Inspection générale des services (IGS), Inspection générale de la police nationale (IGPN) – et le juge d’instruction qui enquêtent à décharge des policiers.
Le procureur qui requiert un non-lieu et le juge d’instruction qui le prononce.
Le préfet qui transforme la victime en coupable à travers un communiqué de presse mensonger, et les médias qui le relaient sans contre-enquête.
Le maire qui encourage la famille à ne pas manifester et l’enjoint à s’en remettre à la justice.
L’avocat qui réclame des honoraires ruineux à une famille modeste, et délaisse le dossier pendant des années.
Tout au long de notre procédure, pendant cinq ans, nous avons rencontré de nombreuses personnes en prise avec la police et la justice.
A partir de leurs histoires et de la nôtre, nous voudrions montrer comment un non-lieu s’élabore, mais aussi comment la mobilisation et la médiatisation autour d’une affaire peuvent influer sur le cours ordinaire de la justice.
La police. Dans notre cas, comme à leur habitude, les policiers mis en cause et leurs collègues ont menti sur le déroulement des faits. Malheureusement pour eux, des habitants du quartier ont assisté à la scène. Sous la pression de la rue et des médias, l’IGS a recueilli leurs témoignages. Tous contredisent la version des policiers. A partir de là, il devenait très difficile pour les magistrats de les disculper. Mais, nous le savons, si aucun témoignage n’était venu contredire les policiers, notre parole contre la leur, ils l’auraient emporté et nous aurions accusé un non-lieu.
La police des polices. Si elle n’est pas soumise à une forte pression, elle enquête le plus souvent en faveur des policiers, quand elle ne produit pas des faux.
On peut citer l’exemple de Wissam, tabassé par une dizaine de policiers le soir du 31 décembre 2011 à Clermont-Ferrand. Il décède après neuf jours passés dans le coma. Les photos de Wissam prises juste après les faits vont être frauduleusement remplacées par des photos prises à la fin de sa période de coma. Sur ces photos, les traces de coups et de strangulation sont estompées. La famille s’aperçoit du subterfuge et le signale au juge d’instruction. Quand le juge se décide à saisir l’ordinateur et l’appareil photo de l’IGPN, il s’aperçoit qu’ils ont été reformatés.
Les magistrats. En ce qui nous concerne, une fois le scandale retombé, le second juge d’instruction a discrètement commandé deux expertises techniques visant à disculper les policiers. Lesdits experts se sont employés à démontrer que les traces de flash-ball sur nos corps n’en étaient pas. C’est sur cette base manifestement faussée que le procureur sollicitera un non-lieu pour deux des policiers mis en examen. Au regard de nos observations, la dernière juge d’instruction ne suivra pas les conclusions des expertises. Il faudrait faire l’inventaire des descriptions d’experts, qui mettent en doute les faits et permettent aux juges de prononcer des non-lieux sous couvert de science.
Les magistrats encore. Une décision de justice est fonction d’un rapport de force qui est d’emblée en faveur des policiers.
On peut citer l’exemple de Lahoucine, assassiné, le 28 mars 2013, de cinq balles dans le corps tirées par trois policiers alors qu’il rentrait chez lui. A sa demande, la famille est reçue par le juge d’instruction qui lui dit : «N’attendez rien, il y aura un non-lieu. Pour moi, les policiers étaient en légitime défense car Lahoucine possédait une paire de ciseaux.» Quel rapport entre un homme avec une paire de ciseaux et trois policiers qui lui tirent cinq balles dans le corps à bout portant ? Aucun. Rien de commensurable. Mais sans une forte mobilisation, cette paire de ciseaux suffira à justifier la mort de Lahoucine.
Les faux témoignages des policiers, les enquêtes à décharge de la police des polices, les soustractions de preuves, les expertises partisanes ne sont que quelques exemples de la manière dont l’impunité policière se fabrique et se perpétue.
Dans notre histoire, si la vérité n’apparaît pas dans les témoignages des policiers, elle ressort, banale et répugnante, au détour d’une communication radio entre policiers, enregistrée et portée au dossier. En se rendant sur les lieux, l’un des policiers dit : «On arrive sur le stand de tir.» Il faut se répéter deux fois cette phrase pour y croire et mesurer sa violence au regard des actes qui l’ont accompagnée. «On arrive sur le stand de tir.» Ces quelques mots révèlent l’état d’esprit dans lequel étaient les policiers le soir du 8 juillet, quand ils nous ont tiré dessus au flash-ball.
A quoi font-ils référence ? A une séance d’entraînement, à un concours sportif, à un jeu de fête foraine ?
Tout cela à la fois, sûrement. Qu’étions-nous pour les policiers qui nous ont tiré dessus ? Des silhouettes en carton ? Sauf que les cibles n’étaient pas dessinées sur nos torses mais sur nos visages. Le gagnant du soir partait favori. Le policier qui a éborgné Joachim était champion de France de tir. En plein dans le mille.
Le procès qui s’annonce touche, lui aussi, en plein dans le mille. Il aura lieu en Seine-Saint-Denis, au tribunal de grande instance de Bobigny. Il nous permettra de mettre en lumière les violences policières dans les quartiers populaires, ainsi que le silence et le déni de justice qui les entourent. Il nous permettra aussi de faire le procès du flash-ball, et de toutes les nouvelles armes dont la police se dote pour frapper, blesser, mutiler les corps.